Le pionnier du théâtre moderne et des méga-spectacles tunisiens est décédé ce lundi 11 août 2025, laissant derrière lui un héritage artistique inestimable.
C’est avec une profonde tristesse que le monde culturel tunisien apprend la disparition de Fadhel Jaziri, survenue ce lundi 11 août 2025. L’homme qui a révolutionné la scène théâtrale et musicale tunisienne pendant plus de cinq décennies s’est éteint, laissant un vide immense dans le paysage artistique national.

Un parcours exceptionnel
Né en 1948 à Tunis dans une famille de la petite bourgeoisie de la médina connue pour la fabrication des chéchias, Fadhel Jaziri avait su transformer ses origines modestes en tremplin vers l’excellence artistique. Après des études à Londres qui ont forgé sa vision internationale de l’art, il était retourné en Tunisie avec une mission : révolutionner la scène culturelle de son pays.
Le révolutionnaire du théâtre tunisien
En 1972, Fadhel Jaziri participait à la fondation du Théâtre du Sud à Gafsa aux côtés de figures emblématiques comme Fadhel Jaïbi, Jalila Baccar, Mohamed Driss et Raja Farhat. Cette aventure collective marquait les prémices d’une révolution théâtrale qui allait transformer à jamais l’art dramatique en Tunisie.
Quatre ans plus tard, en 1976, il co-fondait le Nouveau Théâtre à Tunis, un collectif qui allait marquer un tournant décisif dans le paysage théâtral tunisien et arabe. Avec ses compagnons, il jetait par-dessus bord le théâtre vaudevillesque de l’époque aux codes poussiéreux pour créer de nouvelles formes théâtrales révolutionnaires.
Ses créations légendaires comme “La Noce”, “Ghasselet Enoueder” et “Arab” – où il excellait à la fois comme auteur et acteur – ont bouleversé toutes les approches théâtrales précédentes et inspiré toute une génération d’artistes.
L’inventeur des méga-spectacles
Mais c’est peut-être dans l’invention des méga-spectacles que Fadhel Jaziri a laissé sa marque la plus indélébile. Dans les années 90, il marquait irrémédiablement la scène artistique avec “Nouba”, le premier méga-spectacle de musique populaire mettant en valeur le mezoued des faubourgs de Tunis. Ce spectacle révolutionnaire réunissait les plus grandes pointures de l’époque : Ismail Hattab, Fatma Bousseha, Habouba, Lotfi Bouchnak.
Il enchaînait ensuite avec “Hadhra”, spectacle de musique soufie d’un succès retentissant qui faisait de nombreux émules, puis avec “Noujoum”, “Zghonda et Azouz”, “Bani Bani” et “Ezzaza”, explorant la richesse de la musique de variété tunisienne des années 60-70.
Le cinéaste passionné
Passionné par les œuvres de John Ford et d’Akira Kurosawa, Fadhel Jaziri s’était également illustré au cinéma. Ses films “Thalathoun” (2008), “Eclipses” (2016) et “De la guerre” (2019), bien que n’ayant pas connu une large diffusion commerciale, restent des références pour les générations futures de cinéastes tunisiens.
Son film “Arab” avait été sélectionné à la Semaine de la Critique au Festival de Cannes en 1989 et lui avait valu le Tanit de Bronze et le Prix du meilleur acteur aux Journées cinématographiques de Carthage.
L’acteur de talent
On oublie parfois que Fadhel Jaziri était aussi un acteur de grand talent. Il avait brillé sur les planches dans ses propres créations, mais aussi à l’écran dans des films marquants comme “Traversées” de Mahmoud Ben Mahmoud, “Sejnane” d’Abdellatif Ben Ammar, et même “Il Messia” de Roberto Rossellini.
L’innovateur jusqu’au bout
Même dans ses dernières années, Fadhel Jaziri continuait d’innover. Il adaptait “Thawret Saheb el Himar” d’Ezzeddine Madani en 2012, créait “Kaligula 2” en 2023, et présentait encore cette année “Jranti Laziza” (Mon cher violon), spectacle qui était à l’affiche au Festival international de Hammamet.
En 2022, il fondait et inaugurait le Centre des arts de Djerba, un projet ambitieux autofinancé à hauteur de près de 30 millions de dinars, témoignant de sa volonté de décentraliser la culture tunisienne et de la rendre accessible dans toutes les régions du pays. Mais ce qui devait être couronné comme un acte de générosité et de vision culturelle s’est transformé en calvaire personnel.
Une reconnaissance officielle
Son immense contribution à la culture tunisienne avait été officiellement reconnue en 2006 lorsqu’il avait été décoré des insignes de commandeur de l’Ordre du mérite culturel tunisien, la plus haute distinction culturelle du pays.
Un héritage impérissable
Travailleur acharné et infatigable, créateur de nouveaux concepts, découvreur de talents, Fadhel Jaziri avait régné durant des décennies sur la scène culturelle tunisienne. Sous ses lunettes noires caractéristiques, ses chemises débraillées et ses blazers sombres, avec sa voix douce au timbre singulier, se cachait un génie artistique qui avait su brasser large en imposant un langage artistique innovant.
Son influence sur la jeune génération d’artistes tunisiens est incommensurable. Il avait réussi le pari de réconcilier tradition et modernité, culture populaire et art savant, local et universel.
Les dernières épreuves
Malheureusement, les derniers mois de la vie de Fadhel Jaziri ont été assombris par une affaire judiciaire complexe autour de son Centre des arts de Djerba. Après son passage dans l’émission “Wahch Pro Max” avec Samir Elwafi, des questions ont été soulevées sur le financement de ce projet culturel qu’il avait pourtant autofinancé avec ses propres deniers. Au lieu de recevoir la reconnaissance qu’il méritait pour ce geste généreux envers la culture tunisienne, il a dû faire face à des manifestations à Djerba et à une campagne de dénigrement qui ont profondément affecté sa santé.

L’affaire a pris une tournure judiciaire lorsque la justice a ouvert une enquête concernant le permis de construction du centre, situé sur un terrain soumis à la convention internationale de Ramsar. Suite à une plainte déposée en 2024 par le service des terres de la délégation régionale de l’agriculture de Médenine, plusieurs responsables administratifs ont été mis en cause pour soupçons de corruption dans l’attribution des autorisations. Le procureur de Médenine a placé en détention un ancien procureur privé d’Ajim Djerba, un ancien délégué, et trois fonctionnaires, tandis que l’entrepreneur et l’ingénieur du projet ont été présentés devant le tribunal.

Bien que Fadhel Jaziri ait été maintenu en liberté avec poursuite de l’enquête, ces procédures judiciaires et les attaques médiatiques qui ont accompagné cette affaire ont causé un stress considérable à l’artiste, contribuant à la détérioration de son état de santé. Il est tragique qu’un homme qui avait investi sa propre fortune pour offrir un espace culturel à la Tunisie ait dû subir de telles épreuves dans ses derniers mois.
Un dernier combat
Ces derniers mois ont été particulièrement éprouvants pour Fadhel Jaziri. Affaibli par les polémiques injustes autour de son projet culturel à Djerba, il a dû être hospitalisé pendant quatre longs mois à l’hôpital militaire de Tunis. Malgré les soins prodigués et son courage face à la maladie, il n’a pas pu surmonter cette dernière épreuve.
Il est tragique qu’un homme qui avait tant donné à son pays ait dû passer ses derniers mois dans la souffrance, victime d’incompréhensions et d’ingratitude face à son geste généreux envers la culture tunisienne.
Aujourd’hui, la Tunisie perd non seulement un artiste exceptionnel, mais aussi un visionnaire qui a su anticiper les mutations de son époque et les traduire en créations artistiques d’une richesse inouïe. Son œuvre, protéiforme et audacieuse, continuera d’inspirer les générations futures d’artistes tunisiens et arabes.
Fadhel Jaziri s’en va, mais son héritage demeure, impérissable, gravé à jamais dans l’histoire culturelle de la Tunisie. Il restera comme l’homme qui a osé révolutionner son époque et qui a offert à son pays une identité artistique authentique et moderne.
Nos pensées accompagnent sa famille et ses proches en ces moments de deuil. La culture tunisienne orpheline pleure aujourd’hui l’un de ses plus grands ambassadeurs.
